Hicham SADOK
Professeur à l’Université Mohammed V de Rabat
La survenue de la pandémie coronavirus semble avoir conne effet immédiat l’accélération de la refonte de la macroéconomie. Historiquement, cette dernière est conçue sous sa forme connue aujourd’hui lors de la publication de «The General Theory of Employment, Interest and Money» de John Maynard Keynes en 1936. Son histoire mouvementée peut être divisée en trois ères politiques et chaque nouvelle ère était confrontée à un nouveau défi économique. Guidée dans un premier temps par la pensée de Keynes, cette première ère avait comme objectif de s’extirper des conséquences de la dépression de 1930. A partir des années 70, la doctrine keynésienne avait rencontrée des problèmes économiques qu'elle ne pouvait pas résoudre et c'est ainsi que dans les années 80, l'ère monétariste, le plus souvent associée à Milton Friedman, a commencé avec le Saint Graal de mettre fin à la stagflation. Puis, à partir des années 90 les économistes ont combiné les perspectives des deux approches pour créer un cadre qui permette de gérer le cycle économique et de combattre les crises financières sans prise de contrôle politisée de l'économie. Mais maintenant, dans l'épave que va laisser la pandémie, une nouvelle ère commence à se dessiner avec quatre caractéristiques dores et déjà perceptibles :
Le premier est l’ampleur époustouflante des emprunts publics et le potentiel apparemment illimité pour emprunter davantage. Le FMI rapporte que les pays riches ont emprunté 17% de leur PIB combiné au cours de cette année 2020 pour financer 4700 milliards de dollars de dépenses et de réductions d'impôts destinées à maintenir l'économie en marche;
La deuxième caractéristique est l’augmentation de la masse monétaire. Aux Etats Unis, en Grande-Bretagne, dans la zone euro et au Japon, les banques centrales ont créé de nouvelles réserves de monnaie centrale d'une valeur d'environ 3700 milliards de dollars au cours de cette année. Une grande partie de cette somme a été utilisée pour acheter de la dette publique à des taux d'intérêt à long terme autour de zéro et les émissions de dette montent encore en flèche. Malgré cela, le marché obligataire ne montre aujourd’hui aucun signe d'inquiétude quant à l'inflation à long terme. Les déficits et l'impression de monnaie pourraient bien devenir l'outil standard des décideurs pendant encore des années à venir;
Le rôle croissant de l'État en tant que pourvoyeur de capital est le nouvel aspect du nouvel âge. Pour éviter un resserrement du crédit, les banques centrales interviennent directement dans le financement des entreprises en achetant les obligations émises. La Réserve fédérale aux Etats Unis, agissant avec le Trésor, est intervenue dans le marché financier, achetant les obligations d'AT&T, d'Apple et Coca-Cola, et prêtant directement à tout le monde. Ensemble, la Fed et le Trésor détiennent désormais 11% de l’encours total de la dette commerciale américaine. Dans le monde riche, les gouvernements et les banques centrales emboîtent le pas. Dans l’ancienne ère, lorsque les banques commerciales dominaient le perchoir du financement, les banques centrales agissaient en tant que prêteurs de dernier recours. Désormais, les banques centrales doivent intervenir de plus en plus dans le marché financier en agissant en tant que gigantesque «Market Makers de dernier recours».
La dernière caractéristique la plus importante est la faible inflation. L'absence de pression à la hausse sur les prix signifie qu'il n'est pas nécessaire dans l'immédiat de ralentir la croissance des bilans des banques centrales ou de relever les taux d'intérêt à court terme de leur plancher autour de zéro. La faible inflation est donc la raison fondamentale de ne pas s'inquiéter de la dette publique qui, grâce à une politique monétaire accommodante, coûte désormais si peu que le financement ressemble désormais à de l'argent gratuit.
Ainsi, si dans ces circonstances un Etat a une visée large et profonde d’intervenir directement dans l'économie, les taux bas permettent d'emprunter moins cher pour construire de nouvelles infrastructures et saisir les opportunités qui stimuleront la croissance et s'attaqueront aux menaces générées par la pandémie, et surtout le grand challenge qu’impose le changement climatique. Pourtant, cette nouvelle ère de politique monétaire présente également de graves risques, si l'inflation bondit de manière inattendue, tout l'édifice de la dette tremblera, car les banques centrales doivent augmenter leurs taux directeurs et à leurs tours payer d'énormes sommes d'intérêts sur les nouvelles réserves qu'elles vont encore créer pour financer la nouvelle dette qui servira à rembourser l’ancienne, car vue son niveau actuel, et même si la croissance dans le futur sera au rendez-vous, l’augmentation des recettes fiscales ne suffira pas pour y faire face sachant qu’à mesure que les sociétés prospèrent avec la croissance, des pressions sur les dépenses budgétaires pour le social se font sentir, plus particulièrement pour la santé et la retraite suite au vieillissement inévitable de la démographie. Et même si l'inflation reste faible, cette nouvelle machine est vulnérable à la capture par le lobby bancaire, pour qui, les taux d’intérêt bas leur posent un problème de rentabilité, comme le souligne dans un article publié en 2018 Markus Brunnermeier et Yann Koby de l'Université de Princeton. Ces derniers soutiennent qu'il existe un «taux d'intérêt inversé» en dessous duquel les baisses de taux d'intérêt nuisent aux prêts bancaires et écrasent par expérience les bénéfices des banques, ce qui nuit à l’économie, si aucun changement structurel du système financier n’émerge, plutôt que la stimuler.
Se pose alors la question de savoir si les recommandations de la pensée économique existante peuvent encore servir dans un contexte autre que celui de sa gestation.
La pensée économique : une résultante de son environnement
Si on date la naissance de la macroéconomie avec les travaux de Keynes, l’idée centrale de l’économie selon de Keynes est la gestion du cycle économique, à savoir comment lutter contre les récessions et faire en sorte que le plus grand nombre de personnes souhaitant travailler puissent avoir un emploi. Par extension, cette idée clé est devenue le but ultime de la politique économique. Contrairement à d'autres formes de théorie économique du début du XXe siècle, le keynésianisme envisageait un rôle important pour l'État dans la réalisation de cet objectif. L'expérience de la grande dépression avait convaincu que l'économie n'était pas un organisme naturellement correcteur. Les gouvernements étaient censés enregistrer d'importants déficits pendant les périodes de ralentissement pour soutenir l'économie, dans l'espoir de rembourser la dette accumulée pendant le cycle de croissance. Or dans les années 70, l'inflation et le chômage élevé (la stagflation) ont déconcerté les économistes qui pensaient que les deux variables évoluaient presque toujours dans des directions opposées. Le
Le paradigme keynésien s'est effondré et les décideurs ont commencé à chercher autre chose de nouveau.
Les libéraux prennent leur revanche sur Keynes. Ils considèrent que le marché est le meilleur régulateur de l’économie et préconisent donc un désengagement de l’Etat. Ces idées ont été mises en œuvre au début des années 80 par R. Reagan aux Etats-Unis, par M. Thatcher en Grande-Bretagne, et dés 1986 par Mitterrand en France après sa flope de nationalisation des années 1981 et 1982.
Les idées monétaristes des années 1980 ont inspiré Paul Volker, alors président de la Réserve fédérale des USA, pour écraser l'inflation en contraignant la masse monétaire, même si cela n’a pas assez stimulé la croissance pour garantir le plein emploi.
A partir des années 1990 une synthèse de la pensée de Keynes et de Friedman a émergé pour recommander une politique connue sous le nom de «ciblage flexible de l'inflation». L'objectif principal de la politique économique était de parvenir à une inflation faible et stable avec une certaine marge d’action pendant les périodes de ralentissement pour booster l'emploi à condition de ne pas susciter l'inflation. Le principal outil de gestion économique était l'augmentation et la baisse des taux d'intérêt à court terme qui s'est avéré déterminant pour la consommation et l'investissement. L’indépendance de la banque centrale vis-à-vis du gouvernement a permis de ne pas succomber aux pièges inflationnistes dont Friedman a mis en garde et la politique budgétaire en tant que moyen de gérer le cycle économique a été mise à l'écart, en partie parce qu'elle était perçue comme trop soumise à l'influence politique. Les objectifs de la politique budgétaire étaient de maintenir les dettes publiques à un niveau bas et de redistribuer les revenus de la manière que les politiciens jugeaient appropriées.
Or il semble depuis la crise financière mondiale de 2007-2009 que ce paradigme économique a atteint aussi sa limite. Il a commencé à vaciller alors que les décideurs étaient confrontés à des problèmes d’une autre nature. Le niveau de la demande semblait avoir été réduit de façon permanente par la crise même avec des taux directeurs historiquement très bas. Ainsi, pour lutter contre les replis, les banques centrales ont réduit davantage les taux d'intérêt et lancé un assouplissement quantitatif (Quantiative Easing (QE), ou impression d'argent pour acheter des obligations). Mais même avec une politique monétaire extraordinaire, la sortie de crise a été lente et longue, la croissance du PIB a été faible, le marché de l’emploi satisfaisant, mais l'inflation est restée faible. La fin de la décennie 2010 était à la fois les nouvelles années 70 à l’inverse : l'inflation et le chômage ne se comportaient pas comme prévu, même si cette fois ils étaient tous deux étonnamment bas.
Cela a remis en question la sagesse reçue sur la façon de gérer l'économie. Les banquiers centraux étaient confrontés à une situation où le taux d'intérêt nécessaire pour générer une demande suffisante était à zéro. C'était un point qu'ils ne pouvaient pas facilement aller en dessous, car si les banques essayaient de facturer des taux d'intérêt négatifs, leurs clients pourraient simplement retirer leur argent et le fourrer sous le matelas. Le QE était un instrument politique alternatif, mais son efficacité est toujours en débat.
L’autre problème majeur post-crise financière concernait la distribution. Les économistes se demandent plus qu’avant dans l'intérêt de qui le capitalisme fonctionnait ces derniers temps. Une apparente montée des inégalités est devenue centrale pour de nombreuses recherches économiques. Certains ont fait valoir qu'une croissance économique structurellement faible et une mauvaise répartition des fruits de l'activité économique étaient liées. Les riches ont plus tendance à épargner qu'à dépenser et que les taux d'intérêt bas couplé au QE accroissent davantage les inégalités en n’augmentant que les prix de l’immobilier et les actions.
A l’épreuve de la pandémie...comment s'y prendre?
Puis le coronavirus a frappé. Les chaînes d'approvisionnement et la production ont été perturbées, ce qui, toutes choses étant égales par ailleurs, aurait dû entraîner une flambée des prix. Mais le plus grand impact de la pandémie a été du côté de la demande, ce qui a fait chuter encore davantage les anticipations d'inflation et de taux d'intérêt futurs. Le désir d'investir a plongé, tandis que les consommateurs du monde riche économisent désormais une grande partie de leurs revenus, non réellement affecté par la crise suite à l’intervention massive de leurs gouvernements pour garantir les salaires. Jusqu'à présent les pays riches ont annoncé des mesures de relance budgétaire d'une valeur de 4200 milliards de dollars suffisantes pour porter leurs déficits budgétaires à près de 13% du PIB. Cet énorme stimulant a calmé les marchés, empêché les entreprises de s'effondrer et protéger totalement les revenus des ménages dont le taux d’épargne en France, par exemple, a atteint 27% des revenus en juin 2020. Cette action politique récente fournit une réprimande à la doctrine libérale et surtout à l'idée de la résignation des décideurs face au marché en prétendant le manque de munition pour le quadriller.
Pourtant, même si personne ne doute que les décideurs politiques des pays démocratiques aient trouvé de nombreux leviers face à cette crise, il reste un désaccord sur celui qui devrait continuer à être utilisé et quels en seront les effets. Les économistes et décideurs politiques sont divisés en trois écoles de pensée, de la moins à la plus radicale: celle de la politique monétaire expansionniste massive; celle de la politique budgétaire soutenue par la banque centrale; et celle des taux d'intérêt négatifs soutenu par la FinTech (Finance Technologique):
Pour la première école de pensée, ses partisans affirment que tant que les banques centrales seront en mesure d'imprimer de l'argent pour acheter des actifs, elles pourront stimuler une croissance économique forte sans déclencher l’inflation. S'ils ont échoué dans la dernière décennie de l’après crise financière de 2007-2009 à atteindre les objectifs de croissance forte malgré le QE, ce n'est pas parce qu'ils n'ont plus assez de munitions, mais parce qu'ils ne font pas assez pour optimiser ce qu’ils peuvent mieux faire.
Les partisans de cette voie s’inspirent de l’expérience japonaise qui a connu une croissance faible et des conditions d'inflation ultra faibles depuis bientôt trois décennies. Or la nomination de Kuroda Haruhiko en 2003 pour diriger la Banque de Japon (BOJ) avec sa politique monétaire expansionniste et son adage «tout ce qu'il faut» a permis au Japon d’atteindre le plein emploi avec un taux d'inflation très bas, voir inférieur à ce qui a été préalablement ciblé. Juste avant la pandémie, Ben Bernanke, un ancien président de la Fed, a déclaré dans un discours à l'American Economic Association que le potentiel d'achat d'actifs signifiait que la politique monétaire à elle seule serait probablement suffisante pour lutter contre une récession.
Mais, paradoxalement à ces positions prises par ces 2 banquiers, ces dernières années, la plupart des banquiers centraux se sont efforcés d'exhorter les gouvernements à utiliser leurs budgets pour stimuler la croissance et de ne plus compter sur la politique monétaire expansionniste. Christine Lagarde a ouvert son mandat de présidente de la Banque centrale européenne par un appel à la relance budgétaire; M. Powell a récemment mis en garde le congrès contre le retrait prématuré de la réponse budgétaire pour faire face aux ravages de la pandémie. Philip Lowe, le gouverneur de la Reserve Bank of Australia (RBA), a déclaré au parlement australien que la politique budgétaire devra jouer un rôle plus important dans la gestion du cycle économique qu'elle ne l'a fait dans le passé.
Cela place la plupart des banquiers centraux dans la deuxième école de pensée, qui souhaite voir la politique budgétaire jouer un rôle plus prépondérant, et que la politique monétaire ne soit qu’un facilitateur. Ils craignent que les achats d'actifs par la banque centrale puissent fournir une stimulation aussi dangereuse qu’injustes :
Dangereuse, car l’effet secondaire du QE est que la banque centrale, en fin de compte, redevient une partie prenante du gouvernement, ce qui, à leurs yeux, semble aller à l’encontre des bonnes principes de gouvernance monétaire et de ne pas tirer de leçons des erreurs passées. Plus la banque centrale imprime la monnaie pour acheter des obligations, plus il y aura de dépôt d'espèces. Si les taux à court terme augmentent, les intérêts de la banque centrale sur les réserves constituées augmenteront également. En d'autres termes, une banque centrale qui crée de la monnaie pour financer des mesures de relance fait, en termes économiques, quelque chose d’étonnamment similaire à un gouvernement émettant des titres de créance à taux variable ;
Injuste, car elle maintient en vie des entreprises pour qui on nationalise les risques et les pertes et on privatise les bénéfices. Elles devraient être laissées à leur sort et faire faillite si elles ne peuvent s’adapter. Ainsi on respecte le cycle de vie et le fameux principe Schumpetérien de la destruction créatrice, seuls vrais catalyseurs du progrès et la prospérité sur le long terme.
Cette vision de politique économique n'élimine pas le rôle des banques centrales, mais les relègue. Ils deviennent des catalyseurs de mesures de relance budgétaire dont la tâche principale est de maintenir bon marché les emprunts publics, même à plus long terme, alors que même si le déficit budgétaire augmente. Ils veulent ainsi que la ligne fine entre la politique monétaire et la gestion de la dette publique ne s’estompe pas et la banque centrale devient par conséquent la branche opérationnelle du Trésor, revenant, ainsi, aux préceptes de l'école keynésienne qui veut que le financement monétaire de la relance budgétaire en période de crise devienne une politique déclarée. Idée connue dans la terminologie monétariste sous le nom de «monnaie hélicoptère».
Ainsi, l'idée de faire tourner le robinet budgétaire à plein régime et de coopter la banque centrale à cette fin ressemble à la «théorie monétaire moderne» (MMT). Il s'agit d'une économie hétérodoxe qui appelle les pays qui peuvent imprimer leur propre monnaie (comme les États-Unis, la Grande-Bretagne, le Japon et la zone euro dont les excédents de monnaie peut devenir des réserves pour les autres pays) à ignorer les ratios dette / PIB, car si les taux d'intérêt restent inférieurs à la croissance économique nominale - avant de tenir compte de l'inflation -, une économie peut sortir de l'endettement sans même avoir besoin de générer d’autres déficits et ce jusqu'à ce que le chômage et l'inflation reviennent à la normale. Avis soutenu par pas mal d’économistes comme Larry Summers de l'Université de Harvard ou Oliver Blanchard du Peterson Institute for International Economics et ancien économiste en chef à la Banque Mondiale.
La troisième école de pensée, la plus radicale, met l'accent sur les taux d'intérêt négatifs comme instrument de relance économique. Ses partisans considèrent la relance budgétaire, qu'elle soit financée par dette ou par création de monnaie centrale, avec une certaine méfiance, car les deux laisseront indéniablement des factures énorme à payer dans l'avenir et cette politique n’est finalement que des taxes déguisées à faire payer injustement par les jeunes. Des économistes comme Kenneth Rogoff de l'Université d’Hravard et Willem Buiter, l'ancien économiste en chef de Citigroup, envisagent des taux d'intérêt négatif de -3% ou moins. Proposition beaucoup plus radicale pour stimuler les dépenses et les investissements car ces taux devraient se répandre dans l'ensemble de l'économie et les marchés pour atteindre les dépôts dans les banques qui devraient, par conséquent, diminuer avec le temps. Proposition qui rappelle le principe du Zakat payé sur le capital non consommé ou non investi pour décourager l'épargne dans une économie déprimée, qui après tout, est devenu le problème fondamental dans les pays riches actuellement. Certains taux d'intérêt sont déjà légèrement négatifs. Le taux directeur de la Banque nationale suisse est de -0,75%, tandis que certains taux de la zone euro, du Japon et de la Suède sont également dans le rouge.
Dans ces circonstances beaucoup d’épargnant voudraient retirer leur argent des banques et le mettre sous le matelas. Pour rendre ces propositions efficaces, il faudrait donc une réforme en profondeur. Il existe diverses idées pour y parvenir, mais la méthode de la force brute consiste à une dévaluation de monnaie pour décourager la thésaurisation et spolier de passage les prêteurs, ou à abolir au moins les billets de grande valeur, ce qui rend la détention de grandes quantités de liquidités physiques coûteuse et peu pratique. Rogoff suggère que finalement l'argent liquide pourrait exister uniquement sous forme de «pièces lourdes».
Les taux négatifs posent également des problèmes aux banques et au système financier comme expliqué ci-dessus en se référant à l’article de Markus Brunnermeier et Yann Koby sur le «taux d'intérêt inversé», qui, en dessous duquel la baisse des taux d'intérêt nuit aux prêts bancaires et aux bénéfices des banques. Mais si la transition doctrinale se fait en parallèle à une économie sans numéraire, le gouvernement pourrait déclencher une nouvelle ère de la finance, impliquant plus d'innovation, une intermédiation financière moins chère et une politique monétaire qui n'est pas contrainte par la présence de liquidités physiques. Ce qui est clair, c'est que le paradigme dominant semble fatigué et ne peut tenir pour longtemps. D'une manière ou d'une autre, le changement doit arriver.
Une révolution monétaire en gestation
Plusieurs facteurs pourraient cependant rendre l'économie plus favorable à des taux très bas, voir même négatifs dans certaines économie. Une autre tendance que la pandémie a accélérée est l’intérêt que portent désormais les banquiers centraux à l’émission des monnaies numériques pouvant facilement contourner le système bancaire. La campagne de Joe Biden pour la maison blanche de novembre 2020 comprend des idées similaires, qui permettraient, entre autre, à la Fed de servir directement ceux qui n'ont pas de compte bancaire privé.
Ces nouveaux types de monnaie numérique boulversent totalement la façon d’appréhender les échanges monétaires et les modèles économiques en cours. En effet, ces monnaies désignent un support de transactions, permettant à leurs utilisateurs d’échanger des biens et des services, de manière libre, désintermédiée et décentralisée.
Dans son livre publié en 1976 et intitulé The Denationalization of Money, Friedrich von Hayek écrivait que produire de la monnaie « est un service utile comme la production de n’importe quel autre bien », ce qu’il complétait en indiquant que : « dès qu’on arrive à se libérer de la croyance acceptée de façon universelle mais tacite qu’un pays doit être alimenté par son gouvernement avec sa propre monnaie distincte et exclusive, toutes sortes de questions intéressantes apparaissent qui n’ont jamais été examinées ».
Ainsi, l’intérêt aux monnaies numériques est devenu un enjeu mondial. Quelques mois seulement après que la Suède a officialisé sa monnaie numérique nationale et l'initiative de Facebook de passer aux monnaies numériques « Libra », la Banque populaire de Chine a confirmé en 2020 qu'elle avait autorisé quatre villes à expérimenter sa monnaie numérique.
Aux Etats-Unis, le coronavirus aura vraisemblablement des impacts encore plus profonds, et cette fois sur le plan économique et monétaire avec un projet de loi proposé au Congrès par les démocrates pour la création d'un «dollar numérique». La banque centrale suédoise et la Banque d'Angleterre travaillent également sur une banque centrale numérique de monnaie pour certaines de leurs transactions internes ou organisations internationales.
En Europe, les trois autorités européennes (Autorité Bancaire Européenne, Marchés Financiers Européens et Assurances et Retraites Professionnelles Européennes) ont mis en place un think tanks ayant abouti, le 30 mai 2018, à une révision des orientations réglementaires pour les acteurs proposant des services de monnaie numérique. L'idée d'un euro numérique gagne du terrain, alors que les projets de monnaies numériques pour le financement des entreprises (initial coin offerings, ICO) et des États (Estonie, Suède) se multiplient, la Commission européenne souhaite que la Banque centrale européenne (BCE) travaille à la création de la sienne.
Au Japon, le gouvernement a officiellement reconnu le bitcoin comme système de paiement officiel en avril 2017 et au Brésil, la Banque nationale pour le développement économique et (BNDES) détenue par l'État, a lancé un projet de stablecoin sur la blockchain Ethereum en 2019 qui serait adossé à sa monnaie locale, le Real.
Les institutions financières internationales commencent également à se concentrer sur la percée des monnaies numériques. Le 21 janvier 2020, la Banque des règlements internationaux (BRI) a créé un groupe de travail composé de représentants de la Banque centrale européenne, de la banque centrale de Suède, du Canada, du Japon et de Suisse, dédié aux monnaies numériques des banques pour penser leurs modèles économiques et les aspects réglementaires. Le Fonds monétaire international (FMI), quant à lui, prédit dans son rapport de 2020 que les monnaies numériques des banques centrales (CBDC) deviendraient bientôt une réalité et incite les banques centrales de ses 189 pays membres de penser l'introduction progressive de la monnaie numérique d'État dans leurs systèmes financiers.
En outre, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale (BM) ont lancé conjointement une monnaie numérique interne appelé «Learning Coin» pour mieux comprendre la technologie blockchain et aider leur personnel à se familiariser avec les différents cas d'utilisation existants et évaluer ainsi leurs potentiels. Le dernier rapport du Forum économique mondial de 2019 indique qu’au moins 40 banques centrales effectuaient actuellement des recherches sur les monnaies numériques des banques centrales (CBDC).
Ainsi, le développement de ces monnaies numériques conduit aujourd’hui à réinterroger la manière de penser l’intermédiation bancaire, le rôle des marchés financiers, la compensation des échanges et le financement des entreprises. En outre, étant lié à une technologie qui n’en est qu’à ses balbutiements, il oblige à une grande adaptabilité et réactivité dans l’approche, surtout que lamonnaie numérique est un moyen de lutte contre l’argent informel et illicite, permettant de tracer individuellement les flux acheteurs et vendeurs. Il demeure néanmoins un souci de confidentialité et de protection de la vie privée (un moment Orwellien si l’on sait où et à quelle minute vous êtes allé chez l’épicier). Il y a quelques raisons de penser que seules les État démocratique, et leur banque centrale, sont en meilleure position pour donner cette sécurité et s’affranchir ainsi des contraintes de la politique monétaire pour émettre les dettes à taux négatif et retrouver alors toute son efficacité.
Mais il s’agit d’une volonté teinté d’ambivalence parce qu’une telle réforme bouleverse potentiellement le rôle des banques commerciales. Pourquoi les conserver s’il est possible de disposer d’un compte de monnaie numérique domicilié au niveau de la banque centrale ; pourquoi doit-on encore acheter des timbres si on peut envoyer le message par mail !
Exploiter le passage révolutionnaire des consommateurs de la banque à l'ancienne à la FinTech et aux paiements numériques est un enjeu élevé. Le retard signifiera que l'ère de l'argent gratuit que nous vivons actuellement aura finalement un prix effarant.